X
ÉCHANGES DE TIRS

John Allday, qui s’était trouvé un siège plus ou moins confortable sur un doris, observait les bateaux et les embarcations qui circulaient paresseusement. S’il s’était retourné, il aurait vu la grosse masse de la montagne de la Table qui écrasait la ville du Cap et tout le pays alentour. Avec la chaleur qui régnait, le moindre mouvement était une vraie torture. A sa grande surprise, il ne transpirait pas : il faisait trop chaud, même pour cela. Une petite brise très régulière soufflait de la mer, mais elle n’agitait rien et lui rappelait le soufflet d’une forge de village qu’il avait connue dans le temps.

Son estomac gargouillait et il se dit qu’il était temps d’aller casser un morceau et boire un godet, mais il devait attendre que Sir Richard et son aide de camp soient rentrés de leur visite chez le gouverneur et quelques-uns des chefs militaires.

Sur l’eau scintillante, il voyait un peu plus loin la Walkyrie et sa conserve, la Laërte. Vibrant comme un vaisseau fantôme, l’Anémone du capitaine de vaisseau Adam Bolitho pivotait doucement sur son câble. Allday se demandait comment se passeraient ses retrouvailles avec son oncle. Le capitaine de vaisseau Trevenen avait signalé que l’Anémone, la troisième frégate de leur petit groupe, avait été aperçue à l’aube par l’un des postes de guet de l’armée installés sur les hauteurs. Mais elle n’était pas encore entrée au port lorsque Sir Richard avait quitté la Walkyrie et Allday en connaissait assez en matière de signaux pour savoir qu’un officier supérieur de la flottille avait fait hisser à bloc le « commandant à bord », avant même que l’ancre de l’Anémone ait plongé dans l’eau.

Allday se concentra sur le canot qui les avait déposés à terre. Il était amarré à un corps-mort et l’armement avait fort belle allure ; les hommes étaient restés assis, bras croisés, bien raides, en dépit de la chaleur et du manque de confort. Ils étaient ainsi depuis que Sir Richard avait débarqué. Comme si le canot n’avait pas touché terre, songea-t-il, comme si le sol risquait de le contaminer.

Il y avait un enseigne à bord. Lui non plus ne disposait pas de l’autorité nécessaire, il ne se souciait guère de ce qu’il aurait pu faire pour ses marins, qui lui aurait permis de les laisser descendre sur le rivage où ils auraient trouvé un peu d’ombre. Et puis il y avait le commandant. Trevenen était respecté de ses officiers. Quant aux marins, à voir leur regard, c’était bien pis. Ils en avaient peur.

Des soldats passaient, précédés d’un tambour qui donnait la cadence. Plusieurs d’entre eux étaient sérieusement brûlés – le soleil – et titubaient presque sous le poids de leurs havresacs et de leurs armes. Leurs tuniques rouges rendaient la chaleur plus insupportable encore. Les troupes rassemblées ici étaient encore à effectifs limités, et il y avait pour les transporter si nécessaire des bâtiments à ne savoir qu’en faire.

Mais s’il s’agissait d’aller attaquer un chapelet d’îles fortement défendues ? Pour Allday, cela n’avait aucun sens. Pourquoi s’en soucier ? Il avait vu suffisamment d’affaires de ce genre aux Antilles, sur les « îles de la mort » comme les appelaient les soldats. Des hommes arrachés aux campagnes anglaises ou à leurs garnisons, d’Ecosse, du pays de Galles, bref, de tous les endroits possibles où l’on avait réussi à les persuader de gagner la solde du roi et de se faire soldats.

Pourtant, non, cela ne lui était pas indifférent. Il fit la grimace, Sir Richard avait sans doute un peu déteint sur lui. Allday avait vu trop d’hommes jetés dans des îles dont personne en Angleterre n’avait jamais entendu parler. Comme si on n’allait pas les restituer à l’ennemi une fois que cette foutue guerre serait finie, et bien finie.

Il essayait de ne pas s’inquiéter d’Unis Polin, mais plutôt de rêver aux derniers moments tranquilles qu’ils avaient passés ensemble dans la salle de La Tête de Cerf, à Fallowfield. Partout, il avait toujours été attiré par les femmes, dans tous les ports, il n’aurait su dire combien. Cette fois-ci, c’était différent, et il avait presque eu peur de la toucher jusqu’à ce qu’elle levât la tête, avec sa peau fraîche et ses yeux rieurs – elle lui avait dit : « Je ne vais pas me briser, John Allday ! Serre-moi si tu en as envie ! »

Mais l’humeur enjouée qu’elle avait adoptée, il le comprenait maintenant, à cause de lui, n’avait pas duré. Elle avait enfoui son visage contre sa poitrine en murmurant : « Tu reviendras, n’est-ce pas ? Tu me le promets, hein ? »

Elle savait ce que c’était, la mer, elle savait ce qu’était la fidélité. Elle avait eu le temps, avec son défunt mari, Jonas Polin, second maître à bord du vieil Hypérion.

Le temps passait, et en son for intérieur, même s’il se disait que l’idée même de les comparer était stupide, il savait que Sir Richard avait ressenti les mêmes choses que lui.

Cette fois-ci. Mais pourquoi ? Cela l’avait préoccupé et le préoccupait encore.

Entendant des pas derrière lui, il se leva. C’était le lieutenant de vaisseau Avery, il avait l’air fatigué par la marche et la chaleur. Encore un officier de la Flotte du Nord, songea-t-il. De la pluie et du vent et encore de la pluie. D’y songer lui fit se dire que ça lui manquait. Avery lui ordonna :

— Rappelez le canot, Allday, Sir Richard arrive.

A l’appel tonitruant d’Allday, l’armement se réveilla et les avirons apparurent dans les dames de nage comme par magie.

— Tout va bien, monsieur ?

Il lui montrait les bâtiments d’un blanc aveuglant au-dessus desquels flottait le drapeau britannique, seul mouvement visible.

— J’espère, lui répondit Avery.

Il revoyait la tête de Bolitho lorsqu’un officier d’état-major lui avait remis quelques lettres. Il plongea la main dans sa poche :

— Il y a une lettre pour vous, Allday.

Il regarda le solide bosco prendre le pli. Il avait des mains énormes, couturées, on imaginait sans peine l’existence qui avait été la sienne.

Allday la tourna et la retourna délicatement, comme si elle risquait de se briser. Il savait qu’elle venait d’elle. S’il l’approchait de son visage, il sentirait un peu de son odeur. L’odeur délicieuse de la campagne et des fleurs, des berges de la Helford et du petit salon.

Il revoyait son visage lorsqu’elle avait passé le doigt sur l’or qu’il lui avait donné pour le conserver à l’abri ; le « butin », comme disait Ozzard qui l’avait pris à l’un des mutins du Pluvier Doré.

— C’est à vous, Unis, lui avait-il dit. Je veux que vous le gardiez – et voyant ses yeux pleins de questions, il avait ajouté : De toute manière, ce sera à vous quand on sera mariés.

Elle lui avait répondu avec la même gravité :

— Et pas avant, John Allday !

Avery qui l’observait se demandait s’il n’allait pas risquer de le blesser. Allday lui dit brusquement :

— Je ne sais pas lire, vous voyez, monsieur. Jamais réussi à en venir à bout.

Il pensait à Ozzard qui cachait à peine tout le mal qu’il pensait de ce mariage avec Unis Polin. Yovell, le secrétaire de Sir Richard, était un brave homme, mais lorsqu’il lisait une lettre destinée à quelqu’un d’autre, les choses tournaient vite au sermon.

— Si vous le souhaitez, Allday… je peux m’en charger – ils se regardaient tous les deux, l’air méfiant, puis Avery continua : Quant à moi, je n’ai pas reçu de courrier.

Un officier, se disait Allday. Un officier qu’il ne connaissait pas très bien, certes. Mais il y avait quelque chose de poignant dans sa dernière remarque et il lui dit :

— Je trouverais ça très aimable de votre part, monsieur.

Le canot accosta le long de l’embarcadère et le brigadier sauta à terre avec sa bosse. L’enseigne le suivit, assura sa coiffure sur sa tête et essaya de se ménager un peu d’air entre la peau et la chemise.

— L’endroit semble agréable, Mr Finlay, lui dit Avery.

Il s’était très peu mêlé aux officiers du bord et eux, de leur côté, semblaient décidés à le laisser à l’écart. Avery savait très bien pourquoi : depuis le temps, il avait l’habitude. Mais il avait la mémoire des noms.

Le troisième lieutenant répondit, visiblement irrité :

— Vous ne seriez pas de cet avis après avoir attendu dans ce foutu canot !

Avery se tourna vers lui, ses yeux brillaient au soleil.

— Mais j’étais en fort bonne compagnie.

L’enseigne aperçut alors Allday.

— Et vous, qu’est-ce que vous fabriquez ?

— J’écoute, lieutenant, lui répondit tranquillement Allday.

— Vous, votre insolence…

Avery le prit par le bras et le tira un peu plus loin.

— La ferme. Sauf si vous souhaitez avoir un entretien particulier avec Sir Richard Bolitho ?

— S’agit-il d’une menace, capitaine ?

Mais il se calma vite et son irritation fit place à la prudence aussi vite que le sable s’écoule dans le sablier.

— Certes pas, mais une promesse, garantie !

L’enseigne se raidit un peu en voyant arriver Bolitho accompagné de deux officiers de l’armée de terre. Avery nota immédiatement que l’amiral avait de la poussière sur la manche.

— Tout va bien, sir Richard ?

— Bien sûr, répondit Bolitho en souriant. Les soldats m’ont réservé un accueil un peu trop chaleureux. J’aurais dû faire attention où je mettais les pieds !

Les deux officiers firent un sourire de connivence.

Avery se retourna. Allday regardait Bolitho, anxieux, on aurait dit qu’il souffrait. Il eut l’impression de sentir son dos se glacer – mais pourquoi ? Il se passait quelque chose, quelque chose qui lui échappait.

Il les avait déjà vus échanger ce genre de regards, des regards durs comme l’acier. Quel pouvait bien être ce lien qui les unissait ?

— Je vois que l’Anémone est enfin à l’endroit qui convient, reprit Bolitho.

Et il se tourna vers Allday, comme s’il lui posait une question muette.

Allday répondit d’un signe de tête et pencha un peu sa coiffure pour se protéger de la lumière.

— On a hissé le « commandant à bord », sir Richard.

— Bien, je le verrai personnellement.

Il jeta un coup d’œil nonchalant aux transports à l’ancre. Des chemises et des couvertures lavées de frais étaient accrochées à des cartahus. Il reprit, presque pour lui-même :

— Apparemment, nous n’avons pas affaire à une armée de métier. En tout cas, pas encore – puis, changeant de sujet : Deux bricks vont arriver pour renforcer notre petite escadre. L’Impétueux et l’Orcades.

Avery, aussi étonné que l’enseigne, entendit Allday s’exclamer :

— Décidément, y a pas moyen de se débarrasser de Mr Jenour !

Il finit par comprendre : pour une fois, il ne se sentait pas exclu de leurs échanges. Jenour était son prédécesseur. Il avait appris que, une fois promu commandant d’un bâtiment après la bataille contre ce contre-amiral français, Baratte, il avait protesté qu’il ne voulait pas quitter Bolitho. Être promu, voilà ce dont rêvait tout officier, et il avait pourtant essayé de refuser.

S’ils tombaient encore sur Baratte, là où les deux grands océans se rejoignaient, lui proposerait-on la même chose ? Il baissa les yeux sur le planchage pour leur cacher son amertume. Mais si la chance passait à proximité, il était décidé à la saisir à deux mains.

Allday murmura :

— Le canot de l’Anémone est le long du bord, sir Richard.

Bolitho serra les mâchoires. De quoi les deux commandants avaient-ils bien pu parler toute la matinée ?

— Attention à votre aviron, vous là-bas !

Bolitho vit le marin en question cligner des yeux, il avait peur de gâcher l’approche finale devant le commandant. Le troisième lieutenant était très probablement tout aussi angoissé, mais décidé à ne pas se faire prendre en défaut.

Il tâta la poche de sa vareuse dans laquelle il avait serré les deux lettres de Catherine. Elle allait maintenant le retrouver à travers ses mots et les six mille milles qui les séparaient s’effaceraient, au moins pour quelque temps.

Il entendait des bruits de pas, le cliquetis des armes des fusiliers marins qui s’alignaient à la coupée. Il leva la tête vers les mâts élancés et les voiles ferlées. Qu’elle est différente des autres frégates, songea-t-il. Avec un équipage de deux cent soixante-dix officiers, marins et fusiliers, c’était une arme formidable entre les mains de quelqu’un qui saurait l’utiliser.

A bord de la première frégate qu’il avait commandée, il n’y avait que trois officiers, et c’était encore le cas, de manière générale. Il fronça le sourcil. L’un d’eux s’appelait Thomas Herrick.

Il examina sa vareuse, se demandant si quelqu’un avait remarqué qu’il avait des troubles de vision. Il n’avait pas vu la marche, exactement comme à Antigua lorsqu’il avait glissé, et serait tombé sans une dame qui l’attendait avec son mari pour l’accueillir. Catherine.

Allday lui souffla :

— Ozzard aura vite fait de nettoyer tout ça, sir Richard.

Leurs regards se croisèrent et Bolitho lui répondit brièvement :

— Ce n’est rien.

Ainsi, il savait.

Sur le pont de la frégate, les marins s’arrêtèrent à peine dans leurs travaux pour regarder le retour de l’amiral. La garde attendait qu’on la fasse rompre et Bolitho aperçut quelques matelots occupés à passer le faubert sous le passavant bâbord. Apparemment, ils nettoyaient du sang. Encore une nouvelle séance de fouet.

Le capitaine de vaisseau Aaron Trevenen ne perdit pas de temps.

— J’ai noté l’heure d’arrivée de l’Anémone. J’ai convoqué son commandant et l’ai réprimandé de ne pas avoir exécuté ses ordres et de ne pas avoir fait voile aussi vite que possible pour nous rallier.

On sentait de la colère dans sa voix et ses yeux brillaient de fureur. Un sentiment de triomphe peut-être ? Il reprit d’une voix sourde :

— En tant qu’officier le plus ancien en votre absence, sir Richard…

Bolitho soutint son regard.

— Il se passe apparemment beaucoup de choses lorsque je ne suis pas là, commandant – il jeta un bref coup d’œil aux marins occupés à essarder : Je serai tout oreilles pour entendre mon neveu s’expliquer… peut-être bien plus que ce que vous imaginez – puis, d’un ton plus dur – et, plus tard, Avery devait se le rappeler : Nous parlerons de tout cela dans mes appartements, pas sur la place du marché !

Le fusilier de faction claqua les talons et Ozzard leur tint la portière. Tout était grand ouvert, fenêtres, sabords, claires-voies, mais cela ne servait pas à grand-chose. Adam était debout sous une claire-voie. Sa vareuse aux épaulettes dorées le faisait paraître encore plus jeune, mais pas plus mûr.

Bolitho fit signe à Ozzard.

— Des boissons.

Il savait que Trevenen trouverait une excuse pour s’éclipser une fois qu’il aurait fait son numéro.

— Asseyez-vous tous les deux. Nous nous battrons contre les Français s’il le faut, mais nous n’allons pas, s’il vous plaît, commencer à nous battre entre nous.

Ils s’assirent en évitant soigneusement de se regarder. Bolitho, lui, observait son neveu en songeant à ce que Catherine lui avait raconté. Il était assis là, il avait un conflit ennuyeux à régler, et il s’étonnait encore de ne rien avoir remarqué tout seul.

Trevenen commença sèchement :

— Le capitaine de vaisseau Bolitho a pénétré dans le port de Madère sans ordre, sir Richard. Il a donc navigué isolément et notre progression aurait pu avorter si nous étions tombés sur une grosse escadre ennemie ! – il jeta un regard furibond au jeune commandant : Je l’en ai donc réprimandé.

Bolitho se tourna vers son neveu. Il avait l’air indiscipliné, un air de défi. Il l’imaginait sans peine provoquer quelqu’un en duel sans se soucier des conséquences, il l’imaginait aussi bien au côté de Zénoria. Il essayait de ne pas penser à Valentine Keen, si fier, si heureux, à cet ami si cher qui devrait tout ignorer à jamais. Il s’adressa à son neveu :

— Pourquoi avez-vous fait escale à Madère ?

Adam le regarda droit dans les yeux, pour la première fois depuis le début de l’entretien.

— Je pensais que nous pourrions y trouver des bâtiments, des vaisseaux qui ne seraient peut-être pas ce pour quoi ils se faisaient passer.

Trevenen explosa :

— La belle chanson que voilà, amiral !

Bolitho se sentait vaguement troublé. Adam mentait. Était-ce à cause de lui, ou à cause de Trevenen ?

Trevenen prit son silence pour du doute. Il reprit :

— Cette île a toujours été un endroit de choix pour les gens qui agitent leurs langues ! Dieu, je suppose que la France sait désormais ce que nous sommes venus faire !

— Eh bien ? redemanda Bolitho.

Adam haussa les épaules, on distinguait mal ses yeux dans l’ombre.

— La France ne s’intéresse peut-être pas à nous, mais les Américains, certainement. J’ai été convié par un certain capitaine de vaisseau Nathan Beer, commandant la frégate des États-Unis Unité.

Bolitho prit le verre que lui tendait Ozzard. Il se surprenait lui-même de demeurer aussi calme.

— J’ai entendu parler de lui.

— Et lui de vous.

Trevenen le coupa :

— Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? Si c’est vrai…

— Sauf votre respect, commandant, rétorqua Adam, vous sembliez davantage soucieux de me faire des reproches devant le plus de monde possible !

— Messieurs, calmez-vous, leur demanda Bolitho – et à Adam : L’Unité, s’agit-il d’un vaisseau récent ? Car j’ai certainement entendu parler d’elle.

Cela donnait à Adam le temps de dominer la colère qui le prenait. Il regarda autour de lui.

— Elle est grosse, plus grosse même que ce bâtiment. Elle est armée d’au moins quarante-quatre pièces.

Il se tourna vers Trevenen :

— Je sais bien que cela ne fait que deux de plus qu’à votre bord, mais il s’agit de vingt-quatre livres. L’équipage semble important, peut-être pour avoir de quoi former des équipes de prise.

Bolitho prit un second verre de vin. Malgré sa plaisanterie, au sujet de l’hospitalité que lui avait réservée l’armée, il n’avait pas bu une goutte à terre. Ce serait pour plus tard ; il était trop tôt pour baisser la garde.

— Je vais confier une dépêche au prochain brick en partance – il fixait le verre qu’il tenait dans ses mains : C’est un vaisseau bien trop gros pour qu’il puisse s’évanouir ainsi, même au milieu de l’océan.

Baratte ne devait pas être loin. L’information était mince, mais c’était comme une ligne que l’on lance à un noyé. Par le passé, Baratte avait utilisé les neutres, il les avait même utilisés les uns contre les autres pour mieux dissimuler ou favoriser ses plans.

Il y eut des bruits de pas sur le pont, des coups de sifflet. Une allège accostait pour décharger.

— Puis-je regagner mon bord, sir Richard ? lui demanda Adam.

Bolitho fit un signe affirmatif. Il savait qu’Adam détestait s’adresser à lui comme à n’importe quel amiral. Il ajouta :

— Peut-être me ferez-vous le plaisir de vous joindre à moi pour souper, un de ces soirs, avant que nous quittions le Cap ?

Adam sourit de toutes ses lèvres, il retrouvait le gamin.

— Ce serait un honneur !

Comme prévu, le capitaine de vaisseau Trevenen demanda l’autorisation de se retirer et s’en fut.

Bolitho entendait Ozzard s’activer dans l’office et se demanda de combien de temps il pourrait jouir avant que l’on vienne encore le déranger.

Il sortit sa première lettre et l’ouvrit avec grand soin. Elle avait mis une petite boucle de ses cheveux dans l’enveloppe, les avait attachés avec un ruban vert.

 

« Mon Richard chéri. Dehors, les oiseaux chantent toujours et les fleurs sont resplendissantes au soleil. Je peux seulement essayer d’imaginer où tu te trouves, j’ai regardé sur le globe de la bibliothèque ton trajet pour tenter de te suivre dans ton sillage comme une créature marine… Aujourd’hui, je suis allée à Falmouth, mais je m’y sens comme une étrangère. Même ma Tamara te cherche… Tu me manques, le plus chéri des hommes…»

 

Il entendit des ordres aboyés, Adam quittait le bord. Au moins, il savait désormais que Trevenen lui était hostile, conséquence de vieilles querelles dont il ne pouvait se souvenir.

Ozzard arriva avec un plateau et Bolitho posa les deux lettres sur la table qui se trouvait près de lui.

Sur le pont, Adam se tournait vers le commandant, la main à la coiffure, et se préparait à s’en aller.

Trevenen lui dit d’une voix sifflante et tout bas :

— Ne vous avisez pas d’abuser de votre autorité avec moi, monsieur !

Ceux qui assistaient à la scène virent seulement Adam sourire, des dents blanches dans sa figure bronzée. Mais ils étaient trop loin pour entendre la réponse.

— Et n’essayez pas de m’humilier devant quiconque, monsieur. J’ai dû subir ce genre de chose quand j’étais plus jeune, mais cela ne se reproduira plus. Je pense que vous comprenez ce que je veux dire !

Puis, accompagné des trilles, il se laissa glisser le long de la muraille et de là, dans son canot.

Le second arriva.

— On prétend qu’il est assez réputé sur le pré, commandant. Et, à ce qu’on m’a dit, au sabre comme au pistolet.

Trevenen se tourna vers lui :

— Je vous prie de tenir votre langue, allez au diable ! Occupez-vous donc de ce que vous avez à faire !

Un peu plus tard, alors que la fraîcheur du soir s’étendait dans tout le bord et dans le gréement, Bolitho s’autorisa à relire la première lettre. Il s’arrêta une seule fois en entendant une voix, une voix monotone, quelqu’un qui semblait lire tout haut. Quelqu’un qui priait, peut-être. Cela venait de la petite chambre d’Avery, entre ses appartements et le carré.

Il revint à sa lettre et oublia tout le reste.

 

« Mon Richard chéri…»

 

Le capitaine de vaisseau Robert Williams, du transport de déportés Prince Henry, sortit de sa poche un exemplaire tout écorné du livre de prières et attendit que ses hommes en aient terminé. Ils préparaient un corps qu’on allait immerger. C’était le quatrième depuis qu’ils avaient quitté l’Angleterre et, compte tenu des conditions de vie à bord, il y en aurait d’autres avant qu’ils atteignent Botany Bay.

Il inspecta son bâtiment du regard, les ponts et les passavants où des gardiens en alerte se tenaient près des pierriers. Plus haut, des gabiers travaillaient sur les vergues ou se laissaient pendre aux manœuvres comme des singes primitifs. Cela ne cessait jamais. Son bâtiment était trop vieux pour ce genre de métier, il passait des semaines et parfois des mois en mer. Il entendait le cliquetis des archipompes et bénissait le Ciel de pouvoir utiliser les prisonniers à cette tâche qui vous brisait le dos, au mieux.

Il y avait deux cents déportés à bord et, en raison de leur nombre, on ne pouvait les laisser sortir des cales qui empestaient que quelques-uns à la fois. Certains restaient menottés. Logées à part, il y avait aussi quelques femmes, putains et voleuses de bas étage pour la majorité d’entre elles, déportées par des magistrats qui n’avaient qu’une envie, se débarrasser d’elles. Au moins, les femmes ne seraient pas soumises à des travaux trop rudes à la colonie, mais la plupart des autres n’y survivraient pas très longtemps. Son second l’appela :

— Paré, commandant !

Leurs regards se croisèrent. Ils pensaient tous deux à la même chose, c’était une perte de temps, quand le cadavre en question était celui d’un homme qui en avait tué un autre au cours d’une rixe et qu’il n’avait échappé au gibet que parce qu’il avait des talents de tonnelier. Celui-là était un prisonnier dangereux, violent, il aurait été plus facile de le balancer par-dessus bord comme un sac de détritus.

Mais le règlement est le règlement et le Prince Henry avait été affrété par l’État. Il devait suivre les règles applicables aux bâtiments du roi.

— Il arrive, commandant.

Williams poussa un soupir. Il, c’était leur unique passager, le contre-amiral Thomas Herrick qui était resté le plus clair du temps chez lui pendant ces semaines qui n’en finissaient pas. Williams s’était attendu à devoir partager son logement avec un officier de ce rang, un homme qui avait servi fidèlement son pays, jusqu’à ce que ses supérieurs décident de lui proposer cette affectation en Nouvelle-Galles du Sud. Williams n’y comprenait goutte. A ses yeux, un amiral, même jeune, avait de la fortune. Son raisonnement était simple, Herrick aurait pu refuser et vivre le reste de ses jours à l’aise et de manière confortable. Il avait lui-même pris la mer à l’âge de huit ans et avait travaillé dur pour arriver à la position qu’il occupait à ce jour.

Il fit la moue. Un transport de déportés pourri, qui puait, une coque et un gréement si délabrés qu’on dépassait rarement les six nœuds. Avant d’être affecté à cette tâche, le Prince Henry transportait du bétail sur pied destiné aux nombreux postes et garnisons que possédait l’armée aux Antilles. Même les intendants et les bouchers de l’armée s’étaient plaints des mauvaises conditions dans lesquelles le bétail était contraint de vivre pendant ces longues traversées. Mais il fallait croire que c’était assez bon pour des êtres humains, lesquels n’étaient au demeurant que du gibier de potence.

Il salua.

— Bonjour, amiral.

Herrick vint le retrouver à la lisse et, sans même y penser, jeta un œil au compas du timonier puis aux voiles qui faseyaient lamentablement. L’habitude, une habitude acquise depuis qu’il avait fait son premier quart comme enseigne.

— Pas trop de vent.

Herrick se tourna vers les hommes chargés de l’immersion. Ils regardaient l’arrière, attendant le signal.

— Qui était-ce ?

Williams haussa les épaules.

— Un criminel, un meurtrier.

Il ne dissimulait pas son dégoût.

Herrick le fixait de ses yeux bleus.

— Mais un homme tout de même. Voulez-vous que je lise quelque chose ?

— Je peux m’en charger, amiral, ça m’est déjà arrivé un certain nombre de fois.

Herrick songeait à Bolitho, lorsqu’ils s’étaient croisés à Freetown. Il ne savait pas encore exactement pourquoi il avait réagi ainsi. Parce que je ne sais pas faire semblant. Il était soudain irrité contre lui-même. Il savait que Williams, le maître du navire, l’avait jugé fou de prendre passage sur un transport de déportés, avec des hommes à qui il devrait faire respecter la discipline et à des endroits où la marine était la seule institution chargée de faire respecter l’ordre et la loi. Il aurait pu choisir un navire plus rapide, ou embarquer comme passager à bord d’un bâtiment de guerre. Un simple marin tel que Williams ne comprendrait jamais que, si Herrick avait choisi le Prince Henry, c’était précisément parce qu’il avait le choix.

Williams ouvrit son petit livre. Il était en colère, mais les officiers de marine lui donnaient souvent l’impression qu’il était stupide.

« Les jours d’un homme sont semblables à des brins d’herbe : car il s’épanouit comme la fleur des champs…»

Il leva les yeux, pris à contre-pied en entendant la vigie crier : « Ohé du pont ! Voile par le travers bâbord ! »

Herrick regarda les hommes autour de lui puis, plus bas, sur le passavant. Ils étaient du même avis que leur capitaine.

Le Prince Henry avait l’océan Indien pour lui tout seul. Le cap de Bonne-Espérance se trouvait à trois cents milles sur l’arrière, et ils avaient devant eux six mille milles de mer vide avant de voir une terre et d’atteindre leur destination finale.

Williams mit ses mains en porte-voix :

— Quel genre de navire ?

La vigie répondit en hurlant :

— Pas bien gros, capitaine. Peut-être deux mâts !

— Amiral, dit Williams, c’est peut-être un des nôtres ?

Herrick pensait à la belle lunette restée dans sa chambre, le dernier cadeau de Dulcie.

Il serra les mâchoires en essayant de chasser cette idée. Il la regardait souvent avant de se coucher, juste pour imaginer Dulcie en train de la choisir. Il avait une boule dans la gorge. Il ne voulait pas s’en mêler et, de toute manière, Williams avait probablement raison.

Si le bâtiment était ennemi, il était loin d’un endroit où l’on aurait pu s’attendre à le trouver. Il se tourna vers les marins qui se tenaient près du cadavre cousu dans son hamac.

Williams sortit de ses réflexions.

— Envoyez les perroquets, Mr Spry ! Je pense qu’il arrivera à les supporter !

Il sembla voir l’équipe chargée des funérailles pour la première fois.

— Bon Dieu, qu’est-ce que vous foutez ? Passez-moi ce salopard par-dessus bord !

Herrick entendit le bruit du plongeon. Il imaginait le fardeau qui tombait en tournoyant avant de sombrer dans une obscurité totale. Mais, après tout, qu’en savaient-ils ? On avait vu bien des choses étranges en mer. Peut-être existait-il en bas un autre monde, au-delà des profondeurs.

On entendait des coups de sifflet un peu partout, les hommes s’arc-boutaient aux drisses et aux bras pour réorienter les vergues. Les voiles prirent le vent et le bâtiment s’inclina légèrement sous sa poussée.

— Mr Spry, ordonna Williams, prenez une lunette et grimpez là-haut. Nous avons une bonne vigie, mais elle ne voit que ce qu’elle a envie de voir.

Herrick se retourna en entendant un gros poisson sauter hors de l’eau avant de retomber, pris dans les mâchoires d’un prédateur.

Il avait surpris la remarque de Williams, on sentait le vrai marin : ne jamais tenir quoi que ce fut pour acquis.

Des gardiens apparurent à la sortie d’une descente et poussèrent rudement une vingtaine de prisonniers en pleine lumière.

Herrick vit un pierrier pivoter lentement. Son servant tendait le tire-feu, paré à transformer ce groupe d’hommes en une bouillie sanguinolente. Ils avaient l’air bien misérables. Sales, pas rasés, clignant des yeux comme des vieillards avec ce soleil qui les aveuglait. L’un d’eux portait des fers aux pieds, il se laissa tomber près des dalots en détournant son visage livide.

Il en entendit un qui disait : « Te d’mand’pardon, Silas, y’t’cracheraient d’sus si qu’y t’voyaient ! »

Herrick songeait à Bolitho. J’aurais dû lui demander comment allait son œil. Comment réussissait-il à vivre avec ça ? Les autres se rendaient-ils compte que quelque chose n’allait pas ?

Le second arriva sur le pont avec un bruit sourd. Il s’était laissé glisser le long d’un hauban, une descente qui aurait déchiré les mains d’un terrien comme une lame de couteau.

— Un brigantin, capitaine. Pas trop gros.

Il se tourna vers l’arrière comme s’il s’attendait à voir les voiles à l’horizon.

— Il nous rattrape.

Williams avait l’air pensif.

— Bon, ça peut pas être un négrier dans ces parages. L’aurait pas un seul endroit où aller.

— Et à supposer que ça soye un pirate ? risqua le second.

Williams lui fit un grand sourire avant de lui donner une tape sur l’épaule.

— Même un pirate s’rait pas assez idiot pour s’encombrer de deux cents bouches supplémentaires à nourrir, et on n’a pas grand-chose d’autre de précieux.

Herrick intervint :

— Si c’est un ennemi, vous pouvez encore le semer.

Williams avait l’air bien embêté.

— C’est pas ça, amiral. C’est les prisonniers. Si s’mettent à courir dans tous les sens on pourra plus les rattraper – il se tourna vers son second : Va donc chercher le canonnier et dis-lui d’être paré. On a six douze-livres, mais on s’en est jamais servi depuis que j’commande cette baille.

Le second, un peu gêné, commenta :

— Et sans doute jamais avant, à voir leur état !

Un marin occupé à faire des épissures près d’une écoutille se leva et, montrant l’arrière :

— Le voilà, capitaine !

Herrick sortit une lunette du râtelier et se dirigea vers la poupe en tenant l’instrument à deux mains.

L’autre gagnait rapidement sur eux. Il déplia la lunette et distingua très vite la misaine bien gonflée et les focs. Les huniers cachaient totalement le second mât. Tout compte fait, il profitait à plein du vent qui n’arrivait pas à pousser le Prince Henry assez vite pour maintenir la distance.

— Il arbore le pavillon brésilien, capitaine !

Herrick pesta en silence. Les couleurs ne signifiaient pas grand-chose. Avec l’œil du professionnel, il refaisait l’image de ce qu’il voyait dans l’oculaire. Rapide, manœuvrant, propre à tous les usages. Mais un brésilien, ici, si loin ? Cela semblait bien improbable.

Spry demanda :

— On se bat s’il tente quelque chose, capitaine ?

Williams s’humecta les lèvres, elles étaient toutes sèches.

— Peut-être qu’il veut nous demander des vivres, ou même de l’eau douce – puis : On en a à peine assez pour nous.

Il réfléchit un instant.

— Tous les prisonniers en bas. Dis au canonnier d’ouvrir le coffre des armes et va t’armer.

Il se retourna pour dire quelque chose à l’officier de marine aux cheveux gris, mais Herrick avait disparu.

Un matelot remarqua :

— Beau bateau ! Et les compliments d’un marin pour une baille si bien menée, ennemie ou pas.

Herrick était dans sa chambre près de l’un de ses coffres. Après avoir quelque peu hésité, il l’ouvrit. Sa vareuse d’uniforme brillait, comme rendue à la vie. Il sortit une boîte métallique qui contenait ses plus belles épaulettes, celles que Dulcie aimait tant. Il fit la grimace. Celles qu’il portait lors de son passage devant la cour martiale. Il se débarrassa de sa jaquette noire et de son pantalon, puis s’habilla lentement, méthodiquement, sans cesser de penser à ce brigantin. Il envisagea de se raser, mais son sens de la discipline et des tâches à accomplir le firent renoncer. L’eau potable était rationnée de la même manière pour tout le monde à bord de cette baille délabrée, du capitaine au pire des criminels, y compris pour le pauvre diable qui devait maintenant avoir atteint la fin de son périple jusqu’au fond des mers.

Il s’assit pour écrire une lettre, quelques mots, y apposa son sceau avant de la ranger soigneusement dans l’étui en cuir de la lunette. Il effleura l’instrument, la plaque gravée en or qui portait l’adresse de son fabricant à Londres. Une dernière inspection dans le miroir, ces épaulettes inespérées, avec leur unique étoile d’argent. Il réussit même à sourire, sans amertume aucune. Le chemin parcouru par ce pauvre clerc venu du Kent avait décidément été insolite.

Quelque chose remua à travers le verre épais des fenêtres et il aperçut l’autre bâtiment qui volait comme le vent. Il réduisait la toile, la manœuvre était parfaite.

Il entendit des cris sur le pont. Le navire venait de rentrer le pavillon brésilien frappé à la corne et hissait à bloc les trois couleurs.

Herrick ramassa son sabre et l’accrocha à son ceinturon. Sans hâte, il jeta un dernier regard à sa cabine puis se dirigea vers la descente.

— C’est un français !

Williams resta bouche bée en voyant arriver Herrick, en uniforme, très calme.

— Je sais.

Williams écumait de fureur.

— Monsieur le canonnier, envoyez un boulet à ces salopards !

Le fracas du douze-livres souleva des cris d’inquiétude dans les entreponts, les femmes se mirent à hurler.

— Annulez cet ordre ! cria Herrick.

Deux éclairs jaillirent de la coque basse du brigantin sur l’eau et une gerbe de mitraille et de cartouches explosa sur l’arrière, abattant les deux timoniers. Spry, le second, tomba à genoux, regardant sans y croire le flot de sang qui lui coulait du ventre. Il s’écroula, mort.

— Ils viennent dans le vent ! A repousser l’abordage !

— Qu’est-ce qu’on fait ? cria Williams à Herrick.

Herrick regardait la chaloupe qu’ils mettaient à l’eau, les hommes au visage rude qui avaient commencé de nager vigoureusement et se dirigeaient vers le transport de déportés. Le brigantin tanguait, tombait avant de remonter, les servants écouvillonnaient, parés à tirer une seconde bordée.

— Mettez en panne, capitaine, ordonna-t-il. Vous avez fait ce que vous deviez, mais des hommes sont morts.

Le capitaine avait la main sur son pistolet.

— Qu’ils aillent au diable, ils ne me prendront pas !

Herrick aperçut le drapeau blanc que tenait l’un des nageurs.

Il réussit même à lire le nom du bâtiment, inscrit en lettres d’or sur le tableau. Le Trident. Il ordonna :

— Ne bougez pas, capitaine. Faites ce qu’ils vous demandent et je pense qu’ils ne vous feront pas de mal.

Le canot vint crocher dans les porte-haubans et, au bout de quelques secondes, des silhouettes en haillons escaladèrent la muraille puis déboulèrent sur le pont. Les hommes étaient armés jusqu’aux dents, ils auraient pu être de n’importe quelle nationalité.

Herrick était impassible. Il en entendit un crier : « Tout va bien, lieutenant ! » L’accent américain, ou un accent colonial.

Mais l’homme en uniforme qui embarqua en dernier à bord du Prince Henry était aussi français qu’on peut l’être.

Il fit un bref signe de tête à Williams avant de se diriger droit vers Herrick. Longtemps après, Williams devait s’en souvenir. Herrick avait détaché le mousqueton de son sabre, comme s’il s’y attendait.

L’officier le salua.

— M’sieur Herrick ? – il avait un air grave : Ce sont les hasards de la guerre. Vous êtes mon prisonnier.

Le brigantin avait déjà remis en route, le canot était toujours le long du bord. Ils avaient le sentiment que le tout n’avait pris que quelques minutes. Ce fut seulement alors que Williams découvrit son second, mort, et les deux timoniers qui gémissaient. Il comprit tout.

— Faites venir Mr Prior. Il peut bien prendre ma place !

Il baissa les yeux sur son pistolet toujours passé dans son ceinturon. La plupart des officiers de marine lui auraient donné l’ordre de se battre jusqu’au bout, jusqu’en enfer, et au diable les conséquences. Si Herrick n’avait pas été là, c’était ce qu’il aurait fait. Il dit d’une voix sourde :

— Nous allons faire route vers Le Cap.

Herrick avait même mis son point d’honneur à endosser son grand uniforme. Lorsqu’il se retourna vers le Trident, quel que fût son véritable nom, le vaisseau s’éloignait déjà et la poussée des grandes voiles le faisait gîter, dévoilant la doublure de cuivre.

Les prisonniers eux-mêmes restaient parfaitement calmes, comme s’ils savaient que ce n’était pas passé loin.

Il entendait encore les derniers mots de Herrick : Je pense qu’ils ne vous feront pas de mal.

Des mots qui sonnaient comme une épitaphe.

 

Une mer d'encre
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